Isaline
Dupond
Jacquemart
Ici,
j'écris
Le grondement des images
« C’est comme si vous étiez dans un train, les images défilent à travers la vitre et passent » me disait-elle.
C’est vrai que j’ai toujours aimé les trains, les métros, les tramways… Il y a parfois du monde, parfois ça poisse. Les sièges sont en cuir ou alors l’assise est recouverte d’une étrange moquette. La machine se met en mouvement et tous ces corps à l’intérieur, grouillent.

Je me déplace. Je suis assise ou debout, je regarde à travers la vitre, ou dans le vague. Je suis en mouvement, mais immobile. Je ne suis déjà plus là. Et les images défilent.

C’est souvent dans les trains que je pleure.
D’arrêt en arrêt, les noms se succèdent.
Et parfois, j’en loupe un.
Je suis la seule dans le wagon du RER, le soir lorsque je me rends au terminus, il fait nuit. Je m’allonge sur les sièges, je grimpe, je me regarde dans la vitre et je fais des grimaces. Parfois, on me demande si je n’ai pas peur, si tard. Je leur réponds : « non, c’est une question d’habitude ». Ce que je crie en silence : ma joie est plus forte que l’effroi et j’aime la nuit, les espaces déserts, les friches, les trains, et regarder les images défiler à travers la vitre.

J’aime pleurer dans les trains.
Il s’y passe beaucoup de choses.

C’est là où l’on peut se faire hanter par les vivant·es, en paix
Par les mort·es aussi
Là où tous les deuils sont possibles
Et puis les images grondent
Je pensais aimer les images parce qu’un regard est souvent un silence. Mais je ne suis plus sûre que ce soit tout à fait ça. Quand les images défilent sous mes yeux, je suis dans cet espace liminal, cet interstice de l’existence où l’effroi et l’apaisement se côtoient.

Parfois je rêve les yeux ouverts d’images que j’aimerais faire, tisser avec mon appareil numérique, mes gros spots de jardin, mon fond noir en velours acheté quand j’avais vingt et un an. À cette période-là, j’aimais photographier des mandarines, oranges, brillantes. J’aimais les mains, les dos. C’est loin et pourtant.

Dans mon réseau d’images, celui que je fabrique, mon regard se déploie, encore : des couleurs en rémanence. J’ai envie d’habiter la nuit avec mes couleurs : après les avoir vues, et fermé les yeux, elles sont là, elles crépitent sous les paupières.

Je les entends gronder, mes images.

Et je me laisse hanter par cet émerveillement nocturne, la rémanence plantée dans les globes oculaires. Peut-être que ce qu’il reste des oublis, des silences, des désirs, des vivant·es, ce sont leur couleur. Celle qu’ils vous laissent à l’esprit, sous vos paupières, alors que le RER parcourt les kilomètres. Encore un arrêt. Et dans cet espace liminal, la fabulation. Des textures, des matières, mes gros spots de jardin. Le grondement des images. Toujours. Là où le trouble et l’apaisement se côtoient. Comme pour penser le sensible, l’habiter, le vivre. Alors, que dire du silence des images ? Est-ce qu’elles vrombissent, est-ce qu’elles résonnent ? Et ma voix un peu grave emplit mon thorax. Et puis la joie, le rire, être ailleurs. Je pense à ces roses, à ces bleus, à ces feuilles, à ces corps, ces métamorphoses. Habiter la nuit, la faire. Traîner dans des trains avec des fantômes. « Les images défilent à travers la vitre et passent ». Mais restent-elles ? Leur rémanence, comme un spectre traversant, sa substance sans matière.

Je crois que j’ai envie de me laisser hanter, puis ouvrir les yeux, après un long moment. Il y a la lumière de la rame, l’odeur du tissu des sièges. Je suis bien. Et terminus. Toutes les voyageuses descendent de voiture. Je remets ma doudoune verte, rouge et bleu, mon sac à dos des années quatre-vingt-dix sur le dos avec dedans, mes disques durs oranges. Les portes s’ouvrent, l’air frais. Je marche.



Je les vois ; encore.
Mars 2022