Isaline
Dupond
Jacquemart
Ici,
j'écris
Le baiser du lézard
Posé sur la table, un bac en plastique blanc rempli d’une eau trouble.
Des lézards morts se mélangeaient au liquide marronnasse.
J’avais soif
Où étais-je forcée de boire ?
J’ai pris le bac de mes deux mains et je le portai à mes lèvres
M’abreuvant

J’avais un lézard coincé dans la gorge
À moitié dehors, à moitié dedans
De mes doigts, je le tirai de mon gosier
Comme un cheveu à demi avalé
Et son corps immobile
Se rompt en deux, explosant dans ma bouche au goût du sang
J’avais arraché une partie
L’autre coincée bien enfoncée
Alors j’avalais l’abdomen et la queue
Tandis que la tête humide me restait dans la main
Puis, je déglutis
Vomissant dans une salive baveuse la partie du corps ingérée
— éjectée au sol telle une limace

J’avais soif

La nuit d’après je t’ai vue sourire
De ta grande bouche
L’étincelle à l’œil
Je crois qu’on se parlait
Et t’étais plutôt belle
Je t’adressais un grand sourire
J’ai approché mon visage du tien
Et je me suis mise un peu sur la pointe des pieds
Pour t’embrasser
T’avais les lèvres plutôt fines
Après plusieurs baisers que l’on s’est donnés, j’ai gloussé
Et tu m’as dit « je crois que je m’en doutais »
Et je t’ai dit « comment ne pas ? »
On s’est regardées comme ça
D’étincelle à étincelle

Ma peau de couleuvre contre la tienne
Je te donnai le baiser du lézard
Et j’avais la gorge nouée
Cherchant à savoir si le goût de tes lèvres ressemblait à d’autres
Sans pouvoir.

Le soir, j’étais attablée à un bar
À te raconter des bobards
Ça avait l’air de t’amuser
Et tu m’as ri au nez

Plus loin dehors
Je te dépassais, cette fois-ci, de quelques centimètres
Tu t’es approché de moi
Et tu m’as embrassée
Un baiser de sang froid

Un après-midi j’étais assise dans la salle d’attente d’une médecin généraliste
Son stéthoscope à la main droite
Elle m’a dit “vous ne saviez pas ?”
Et tape sur le clavier de son ordinateur
“Découverte fortuite d’un souffle au cœur”

Quand je pense que j’étais venue la voir pour une angine…

À force de faire trembler mes cordes vocales
À rire à gorge déployée
Ni rouge ni bleue
Simplement éraillée

C’est ma valve bancale qui pulse fort

Une vieille connaissance m’a dit un jour
Après deux trois verres et un cigare
Que je l’avais toujours en moi
L’inflammation, le feu, la révolution
Moi, et mon Calcifer bien accroché au cœur
Je lui ai répondu : formidable !
Espiègle petit diable
Et je suis partie prendre le dernier métro
Me demandant si mon angine allait passer

Une nuit, je t’ai vue en train de danser
Habillée de noir
Cette fois-ci tu avais les cheveux blonds
Toi aussi tu rigolais
J’ai bu cul sec mon Moscow mule
Pour aller tanguer

J’avais encore le goût du reptile dans la bouche
Me demandant où avait fini son abdomen

Sur ma peau des écailles
Et ma langue fourche
Je suais averse
Mes pieds éprouvant le caoutchouc de la piste

Et puis t’avais les yeux en amandes
Alors on est sorties
À l’horizon la garrigue, à se faufiler dans la rocaille
Tu courais encore
Évitant les cactus et les aloès

Plus loin un grand figuier de Barbarie
Je cherche une pierre sur laquelle m’alanguir
Et absorber la chaleur de mes pores

Sur ma peau des couleuvres
Et ma langue fourche
Est-ce ton œillade qui me dévore ?

Et dans les graminées des grillons
Je crois qu’on les a mangés
Et ça avait plutôt l’air de t’amuser
“N’est-ce pas ?”

De lézard à lézard

Il se faisait tard
J’étais immergée dans mon bain
Comme un varan indolent
Me souvenant que tu prenais plusieurs visages
L’eau était trouble
Et mes pieds dépassant de la surface de l’eau
Se reflétaient, doubles,
Miroir à l’horizontal

Alors j’ai lavé la terre de mon visage
Frotté doucement les talons
Fixant mes vingt orteils du regard
Me demandant quel goût ma bouche pouvait avoir…

De mon âme à ton âme
Le baiser du lézard



Mai 2022