Isaline
Dupond
Jacquemart
Ici,
j'écris
Exister avec la rage du désespoir
Et un soir, j’étais là, au fin fond de mon lit, enroulée dans mes draps aux motifs oiseaux-poissons, l’esprit embrumé par ce satané ARN simple-brin positif qui se démultipliait dans mon corps. La migraine au crâne, la suée au dos : ce même sentiment de catastrophe revenait. J’avais comme un arrière-goût dans la bouche en mâchouillant nerveusement mon chewing-gum à la menthe, devenu déjà raide et fade. Je me faisais engloutir à nouveau par cet espace transtemporel qui aspirait mon esprit — dystopique. Toute était rouge, d’un rouge qui tâche à l’os, et je marche dans la nuit vers l’œil du cyclone. Après tout, ça a commencé comme ça. Un cyclone onze jours après ma naissance : la destruction, le désastre. Mais au centre, l’œil est une zone de vents calmes et de temps clément. Tout autour : le chaos, mouvant. C’est bien cela, exister avec la rage du désespoir : se trouver dans l’œil du cyclone, avoir une vue panoramique sur la destruction en cours, impuissante, avec le calme de l’ordinaire et la fureur du constat.

Après tout, l’ARN simple-brin positif se démultipliait dans mon corps migraineux. Banal. Chacun de mes pieds était couvert d’une chaussette aux longs poils, couleur glycine. Alors que la pandémie ne faisait plus qu’un avec l’horizon des possibles, que le désastre écologique poursuivait son cours, que le capitalisme autoritaire laissait une scissure à vif, démantelant tout système de protection sociale, désossais l’éducation, la recherche, accroissait de manière toujours plus frontale les inégalités, j’étais là. J’avais la rage, celle du désespoir. Et dans cet espace transtemporel où la réalité se distend, toujours plus enfoncée dans les chairs, assommante, mon corps était là. Au moins, je n’avais pas froid.

C’était l’énergie du désespoir, profonde. Elle sortait de mon corps : ma bouche, mes doigts, mes jambes, mes cuisses, mon ventre. Elle était gluante, presque noire, puissante. Et je marchais dans la nuit, épaisse. J’étais en joie ; non, je n’étais pas joyeuse dans le sens que l’on pourrait croire. J’avais le sentiment d’une pelleteuse quand elle fout un coup dans la grosse motte.

La musique à fond dans les oreilles. Une scissure à vif. Le cul bien enfoncé dans mon matelas, sur mes draps oiseaux-poissons. Alors, comment exister dans ce monde-là ? Rouge, un jour dans la nuit et une nuit dans un jour.

Quelle énergie est-ce que je déploie ?
Quels liens est-ce que je tisse ?
Quels sont ceux qui donnent corps et matière à ma réalité ?
Que puis-je encore désirer ?

Après tout, l’ARN simple-brin positif se démultipliait dans mon corps.
Et dans mon corps fatigué, je sentais la fureur d’être.
Alors que la structure des possibles se contractait de plus en plus, on s’organisait.

Dans l’œil du cyclone.

Comment construire encore ?
Ma voix peut-elle encore porter ?

Celle qui se contracte, en silence.
Alors je fabrique des images d’autres mondes, pour ne pas oublier ce qui se trouve aux frontières de notre réalité, ce que l’on peut encore désirer : ce qui est encore possible d’être désirable, avant que cela ne sorte de l’imaginable.

Avant que l’œil ne se déplace.
On construisait nos réseaux, de pensée, de soutien.
On tissait d’autres liens.
On jasait.
Encore.
Pour se sentir être là.
Encore.
Et dans cet espace transtemporel, telle une gare désaffectée qu’on squattait, on prenait matière et racine.
L’existence au corps.
On se faisait hanter par nos mondes parallèles.
Le mien : noir, aux couleurs fiévreuses.
Un ciel, des os, un ventre.
Un visage sans visage, une demi-pomme pourrie.
On défendait tant bien que mal les frontières de cet autre monde qu’on imaginait, avant qu’elles ne se fassent écraser par le poids des choses.

Alors, quelle énergie est-ce que je déploie ?
Quels liens est-ce que je tisse ?
Elle était gluante presque noire, puissante.

Elle sortait de mon corps : ma bouche, mes doigts, mes jambes, mes cuisses, mon ventre.

Car, dans l’œil du cyclone : comment exister ?
Exister avec la rage du désespoir.

Février 2022
Initialement publié sur lesjaseuses.hypotheses.org